Effets du Bon Gouvernement dans la ville, 1339, Ambrogio Lorenzetti

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Effets du Bon Gouvernement dans la ville, 1339, Ambrogio Lorenzetti (Sienne, Palais Public)
Le «bon gouvernement». Nous avions vu la fresque quand nous vivons à Sienne et n’avions pu aller jusqu’à en éprouver le sens. Parce que comme très souvent les a priori conceptuels nous empêchent de voir sensiblement dans l’instant et non sensuellement, par l’oeil. Là au milieu des rivalités urbaines italiennes s’est posé l’efficace de la rhétorique comme indépendante des buts et des volontés de faire dans un rapport de forces déjà connu pour l’avoir construit.
….« Il faut imiter les grands hommes. C’est le bréviaire de la Renaissance », observe Daniel Ménager en préfaçant l’étude de Patricia Eichel-Lojkine sur Le Siècle des grands hommes1. La ville de Florence n’échappe pas à cette règle. L’objectif de cette étude est de montrer que le choix de ces « grands hommes » à imiter est déterminé par les valeurs qui dominent la société à un moment donné, les valeurs étant, selon une définition empruntée à Jacques Le Goff, « les noyaux valorisés de la pensée et des mentalités2 ».

3 Lauro Martines, The Social World of the Florentine Humanists. 1390-1460, Londres, Routledge & Kegan (…)
2Nous verrons dans un premier temps que pour former leurs enfants à la politique, les marchands du xve siècle s’appuient sur des figures exemplaires de bons citoyens, dont ils établissent la biographie dans leurs livres de famille. Ces modèles à imiter sont en effet puisés dans l’histoire familiale dans la mesure où les fondateurs du régime des corporations estiment être les seuls à avoir les qualités requises pour gouverner la cité3, qualités qui se transmettent en outre de génération en génération. Les « grands hommes » des familles marchandes sont dès lors leurs ancêtres, qui sont de véritables incarnations de la sagesse. Que les jeunes gens suivent leur exemple et ils sont assurés d’être à leur tour de parfaits citoyens.

4 Sur cette question, Cécile Terreaux-Scotto, « “Vous êtes des enfants de cent ans”. Âge réel et âge (…)
3Cependant, de 1494 à 1498, le prédicateur dominicain Jérôme Savonarole exige des Florentins qu’ils renoncent à ce « vieil usage » (vecchia usanza) pour adopter une « nouvelle coutume » (nuova consuetudine), condition préalable et nécessaire à la réforme religieuse, morale et politique qu’il appelle de ses vœux. Nous analyserons ainsi comment il élabore dans ses sermons un autre ordre des générations, qui substitue à la généalogie charnelle célébrée dans les livres familiaux une généalogie spirituelle, reposant non plus sur les valeurs privilégiées par les marchands mais sur la transmission des vertus chrétiennes4. Dans ce contexte, non seulement la sagesse des vieillards et l’autorité qui lui est liée ne vont plus de soi, mais les enfants, qui d’après le prédicateur ont compris quel est le projet de Dieu pour Florence, sont présentés comme des modèles de bons citoyens.

4Les jeunes gens pourront dès lors devenir de véritables héros. À un moment où les guerres d’Italie contraignent à évaluer la façon dont ont gouverné les aînés, la jeunesse, à la fois vigoureuse et prévoyante, peut apparaître comme possédant toutes les qualités pour défendre Florence contre les armées étrangères. Au début du xvie siècle, la figure du soldat héroïque qui se sacrifie pour sa patrie estompe ainsi celle du vieux sage.

5 « Ancora t’ingegna avere usanza e dimestichezza con uno o più valente uomo, savio e antico e sanza (…)
Efforce-toi aussi de fréquenter un (ou plusieurs) homme de valeur, sage, âgé et sans vice et d’entrer dans son intimité ; observe attentivement ses façons de faire, ses mots, ses conseils […] ; apprends à travers lui, forme-toi à travers lui, et suis-le de cette façon et efforce-toi de lui ressembler ; aie-le toujours devant toi et à l’esprit, et quand il fait quelque chose, prends exemple sur lui5.

6 Eugenio Garin, L’éducation de l’homme moderne. La pédagogie de la Renaissance (1400-1600), Paris, F (…)
7 Aristote, Poétique, B. Gernez (éd. et trad.), Paris, « Les Belles Lettres », 1997, p. 11. Sur la ci (…)
5Cette recommandation de Giovanni Morelli à ses descendants est emblématique de la façon dont les marchands florentins envisagent l’éducation de leurs enfants au xve siècle. Conformément à ce que préconisent les pédagogues humanistes dans le sillage de l’Antiquité6, il fait de l’exemplarité le cœur de l’éducation. Il est en effet connu depuis Aristote, dont les œuvres traduites figurent en bonne place dans les bibliothèques des Florentins, que l’imitation est une inclination naturelle de l’homme dès son plus jeune âge7.

6Une éducation fondée sur l’imitation suppose donc que l’enfant dispose de modèles qui lui éviteront d’être influencé par de mauvais exemples. Mais le modèle préconisé par Morelli n’est pas incarné seulement par un « homme de valeur et sans vice ». Il est aussi incarné par un homme « sage et âgé ».

8 « […] si richiede buona memoria de le vedute cose, buona conoscenza de le presenti e buona proveden (…)
9 « Questi capelli [canuti] di tutto [mi] fanno prudente e conoscente […] », Leon Battista Alberti, I (…)
7Or, l’association de ces deux adjectifs dans la société florentine du xve siècle constitue une tautologie. Car la sagesse provient de la prudence, cette vertu qui consiste, grâce aux enseignements du passé, à comprendre le présent pour mieux prévoir le futur. Dante écrivait à ce propos dans le Convivio que pour être prudent « il faut une bonne mémoire des choses passées, une bonne connaissance des choses présentes, et une bonne anticipation des choses futures8 ». Parce qu’ils bénéficient d’une expérience acquise au fil des années, la prudence est l’apanage des vieillards. Alberti fait ainsi dire à Benedetto, un des personnages des Libri della famiglia, que les « cheveux [blancs] [l]e rendent prudent et savant en toutes choses9 ».

10 Gérard Leclerc, Histoire de l’autorité. L’assignation des énoncés culturels et la généalogie de la (…)
8Forts d’une parole de vérité qui va de soi et d’une crédibilité qui ne saurait être remise en question, les vieillards bénéficient donc d’une autorité « énonciative » qui leur permet d’« engendrer la croyance et de produire la persuasion », pour adopter les termes qu’emploie Gérard Leclerc dans son Histoire de l’autorité10.

11 « […] sono inclinati al male e, se non vengono raffrenati dall’esempio autorevole dei più vecchi, f (…)
12 « La crescente età sempre debbe essere confortata et ferma dalla prudentia de’ vechi […] », Matteo (…)
9Les jeunes générations obéissent dès lors naturellement à leurs aînés auxquels elles sont soumises et qui les protègent de la corruption morale. Les jeunes gens « sont enclins au mal, et s’ils ne sont pas freinés par l’exemple influent des plus vieux, ils tombent facilement dans des vices de plus en plus grands », observe Pier Paolo Vergerio à ce propos11. « L’âge qui croît doit toujours être encouragé et guidé par la prudence des vieux », recommande de son côté Matteo Palmieri12.

13 Jean-Pierre Néraudau, La jeunesse dans la littérature et les institutions de la Rome républicaine, (…)
14 G. Leclerc, Histoire de l’autorité, ouvr. cité, p. 7.
10Inspirée des préceptes éducatifs de l’Antiquité13, cette relation hiérarchique entre vieux et jeunes constitue un des fondements de la vie politique florentine au xve siècle : comme la prudence est une valeur essentielle de l’art de gouverner, les vieux jouissent aussi d’une autorité institutionnelle, c’est-à-dire d’un « pouvoir légitime » les autorisant à « imposer l’obéissance à ceux qu’il[s] prétend[ent] diriger14 ».

15 Dale Kent, « The Florentine Reggimento in the Fifteenth Century », Renaissance Quartely, 1975, XXVI (…)
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